Didactique universitaire : deux ou trois leçons de Michel Foucault

Vincent Hubert

Université de Rouen

Résumé

Les ultimes travaux de Michel Foucault consacrés au souci de soi à l’époque hellénistique et romaine, furent très attentifs à tout un ensemble d’exercices grâce auxquels le sujet pouvait construire son autonomie. En particulier à certains exercices d’écriture de soi. Il me semble que ces exercices peuvent concerner nos étudiants contemporains, et sans doute aussi nous-mêmes, leur professeur, moyennant quelques précautions. C’est ce que je cherche à montrer ici en les resituant dans le cadre plus contemporain d’un souci d’autoformation.

Mais exposer les idées et travaux de Michel Foucault c’est aussi être attentif à quelqu’un qui fut à bien des égards, et parmi d’autres choses, « un grand professeur» Il est difficile en effet de lire ces retranscriptions de que fut son enseignement au Collège de France, sans se dire une telle chose. Mais c’est quoi exactement être un grand professeur et pour finir, un professeur tout court ? J’ai voulu saisir cet aspect en cherchant à dessiner les traits de ce que peut être un mode d’exposition du savoir  généreux.

Mots clefs

Didactique Universitair,  Pédagogie,  Auto-formation, Générosité, Vertu,  Réflexion, Posture.

C’est sur un texte des Dits et Écrits (Foucault, 2001), qui a pour titre « l’écriture de soi » (n° 329) que je vais construire cette analyse. J’exposerai brièvement ce texte, en le situant dans le cadre des derniers travaux de Foucault concernant le souci de soi. Puis je chercherai à dire par quels aspects il m’a semblé important, pour nous, aujourd’hui, dans le cadre d’une réflexion sur la didactique en université.

Il  traite d’une de ces modalités du gouvernement de soi-même et des autres (ou esthétique de soi, ou art de l’existence) que les derniers cours de Foucault au collège de France se proposèrent d’analyser. Cette enquête était située historiquement et concernait pour l’essentiel l’époque gréco-romaine.

Dans ce texte sont analysées deux pratiques particulières d’écriture propres à ces philosophes (Sénèque, Épictète, Marc Aurèle, Plutarque, parmi d’autres). D’une part celle dite des hupomnemata, ou carnets de note dans lesquels ils  reportaient ce qui leur semblait essentiel dans les doctrines anciennes qu’ils lisaient, connaissaient et fréquentaient également. D’autre part la pratique de la correspondance, et plus précisément ce souci d’écrire à des proches et amis dans l’intention de leur porter secours ou de leur venir en aide dans des circonstances difficiles ou dramatiques  de la vie (la mort d’un proche, la mort prochaine, un échec politique, etc).

Ce sont ces pratiques que M Foucault analyse au titre de ce qu’il nomme « gouvernement de soi et des autres », « souci de soi », « esthétique de l’existence ». Chacune de ces expressions suggèrent assurément des choses différentes, mais je crois, comme je le montrerai plus loin qu’il est important pour Foucault de laisser subsister une certaine équivoque, en fonction du style d’enquête qui était le sien.

 

Relation de domination et relations de pouvoir

Je préciserai toutefois un aspect de ces dernières notions. On en trouve en effet une approche significative, si non une définition, dans une interview de Foucault légèrement plus tardive et dans laquelle il s’attacha à rendre compte de son travail.

Dans cette réponse, il rappelle tout d’abord que ce qui l’aura toujours intéressé tout au long de son œuvre, ce sont les jeux de la subjectivité et de la vérité. Au fond, l’analyse du souci de soi serait une autre modalité des rapports entre subjectivité et vérité. Par exemple, tandis que Foucault se soucia  initialement de la façon dont les sciences humaines pensaient construire et dire la vérité de nous-mêmes, maintenant il cherche à analyser les façons dont, tout au long de la tradition occidentale s’est posée la question de l’accès du sujet à quelque chose comme sa propre vérité.

Mais ensuite il en vient à une distinction qui me semble importante pour ce texte sur « l’écriture de soi » que je commente ici. A la question du journaliste selon laquelle ce travail de soi sur soi peut être compris comme processus de libération, Michel Foucault répond qu’il faut sur ce point marquer une certaine prudence. S’il est sans doute juste de dire qu’il y a des « états de domination », et il pense ici à des relations spécifiquement politiques où un pouvoir semble sans limite ; s’il est aussi juste et parfois tout à fait nécessaire de parler « processus de libération » qui veulent s’opposer à de tels pouvoirs (et Foucault mentionne explicitement les situations coloniales), on ne saurait toutefois, dit-il, y réduire toute relation de pouvoir.  Les relations de pouvoir sont en fait plus complexes. Elles sont d’une part beaucoup plus étendues que les précédentes et concernent nos relations sociales qui peuvent s’exercer au sein d’une famille, d’une école ou d’une entreprise ; et d’autre part elles sont plus mobiles et réversibles que les relations de domination. Ce qui est significatif en elles ce sont les stratégies grâce auxquelles les individus arrivent à modifier, rééquilibrer, influencer différemment, le pouvoir, en sorte qu’il n’y a plus un pôle où le pouvoir dans son ensemble serait figé, et un autre de sujétion complète. Ce qu’il y a plutôt c’est le motif d’une lutte constante, de stratégies de contestation, de limitation, de ruses qui ne cessent pas d’entrer en rapport les unes avec les autres, qui ne se dégagent jamais des problèmes qu’elles rencontrent, qui ne cessent de produire des effets et contre-effets. C’est l’ensemble de ces jeux qu’il s’agit d’analyser sous l’expression de « pratiques de liberté ».

C’est donc au titre d’une de ces pratiques de liberté que ces pratiques d’écriture sont analysées. Il nous faudra donc en retrouver le motif.

 

La pratique des hupomnemata

De quoi s’agissait-il exactement ? Au fond, les hommes qui se préoccupaient de ces hupomnemata ou de ces correspondances étaient des hommes d’action et soucieux d’eux-mêmes dans l’action. Soucieux principalement de leur fermeté, de leur stabilité, dans l’action. S’il leur fallait lire, et lire les doctrines anciennes, s’il leur fallait en extraire certains passages ou certaines sentences, s’il leur fallait encore revenir fréquemment sur ces notes et ces sentences, c’était pour bien eux mêmes les avoir en tête, pour bien se les incorporer, en sorte que, dans les surprises de l’action, dans les troubles que nécessairement occasionnent les événements de la vie, ces sentences, ces extraits, puissent jouer comme ce qu’ils appelaient des « paroles secourables », i.e. des paroles susceptibles de faire taire les passions, et en particulier les craintes et les peurs, que tout événement, inattendu, douloureux, incontrôlable, ne manque pas de susciter en nous. Ces sentences ou paroles secourables ils pensaient les trouver dans les textes anciens. Et plus exactement dans ce travail fait à propos de ces textes : non pas analyser et connaître simplement ces textes, mais en extraire quelques phrases, les reporter sur leur carnet personnel, y revenir régulièrement, les confronter à leur vie et à ce qu’ils faisaient, y revenir encore, en ajouter de nouvelles,  bref, les méditer.

L’idée peut paraître étrange : comment de simples discours ou sentences peuvent-ils nous aider à dominer nos passions, nos craintes, nos peurs, etc. ? C’est une chose à quoi aujourd’hui nous ne croyons guère, nous qui sommes si soucieux d’un contrôle de la situation d’une part, de notre confiance en nous-mêmes ou du renforcement de notre image d’autre part. Pourtant, il arrive des moments où nous nous disons par exemple ceci : « si j’avais su cela, si je m’étais rappelé de cela que je savais, alors peut-être ne me serais-je pas laissé embarquer ou emporter par cette situation ; peut-être qu’alors j’aurais pu garder une certaine maîtrise de moi-même ; peut-être aurais-je gardé mon intégrité et aurais-je pu demeurer ferme dans cette situation adverse, et donc capable de m’y conduire ». Je ne crois pas que ce type de remarques soit exceptionnel, il nous arrive de les faire, nous admettons comprendre ceux qui les disent ; mais ce que nous ne faisons pas en revanche, c’est organiser systématiquement un exercice qui nous permettrait en effet de bien nous souvenir et cela au moment où il faut. Telle était pourtant, semble-t-il, l’ambition et le sens des « exercices de soi » liés à ces hupomnemata : organiser les choses suffisamment systématiquement pour qu’au moment opportun et pas après coup, ces « paroles secourables » puissent faire leur effet.  Ce qui y était en jeu était ainsi une maîtrise de soi et la culture d’une telle maîtrise.

De là que Foucault puisse généraliser ainsi le type de problème qui était celui de ces philosophes-hommes d’action et dont il souligne le caractère paradoxal pour nous : « Comment être mis en présence de soi même par le secours de discours sans âge et reçus d’un peu partout » (Foucault, 2001, p.1230). Pourquoi est-ce paradoxal ? Foucault ne le dit pas mais nous pouvons je crois l’inférer ce son texte et dire ceci : ce qui compte pour nous et ce qui nous oriente, ce n’est pas le passé, mais bien l’avenir ; plus exactement, et sous la forme si importante de ce que l’on nomme politiques publiques, l’ensemble des projections d’avenir en fonction desquelles nous pensons devoir régler le rapport à nos activités. S’orienter dans le présent en fonction d’œuvres anciennes, voilà bien ce qui est pour nous tout à fait étranger.

A cette question donc concernant la valeur et le sens de ces écrits,  il répond selon les trois directions ou traits suivants.

1-       Le problème que se proposaient de résoudre ces philosophes était le suivant : d’un côté il faut lire, et toute pratique ou souci de soi implique la lecture ; on ne saurait tout tirer de son propre fond, disaient-ils et le secours des autres est nécessaire. Mais d’autre part, la lecture est un danger majeur : il y a trop de livres, nous passons sans plus de l’un à l’autre, nous sommes exposés au danger de la dispersion. Ce danger n’est nullement qu’intellectuel. La dispersion est en effet la source d’un danger ou défaut tenu pour majeur, à savoir la stultitia : l’esprit agité, dispersé et, parce qu’il est agité et dispersé, devient incapable de toute volonté et de toute fermeté dans l’action. La dispersion des lectures conduit donc ou risque de conduire, à l’absence de volonté.

A cela il faut aussi articuler la critique de notre propension à toujours nous tourner. Vers l’avenir, ce qui est le meilleur moyen de se perdre. Selon ces philosophes en effet, l’avenir est incertain et vouloir le saisir c’est ne saisir rien ; mieux vaut, devant cette incertitude, revenir à soi et à sa tâche propre, sa fermeté dans le présent ; mieux vaut donc s’efforcer de se tenir fermement dans le présent où l’on agit, ce qui veut dire s’affermir sur ces sentences, plutôt donc que de courir après un avenir incertain.

Or, qu’est-ce qui peut nous permettre de lutter efficacement contre cette dispersion ? Rien d’autre que ce soin d’extraire de ce que nous lisons certaines sentences    essentielles, puis de les reporter sur notre carnet, puis d’y revenir régulièrement, puis enfin de discuter fermement de ces sentences avec nos proches par le biais d’une correspondance. Bref, et si l’on fait abstraction du sens religieux que ce terme a pour nous aujourd’hui, il s’agit de se faire un « catéchisme », c’est-à-dire un recueil, propre, de sentences essentielles, qui nous accompagnent, que nous lisons et relisons sans cesse, autant que nous y ajoutons ce que nous pensons nécessaire de leur ajouter à la suite de nos expériences.

2-      Le deuxième trait qu’analyse Foucault est celui-ci : les exercices liés à ces hypomnemata peuvent être compris comme une pratique réglée et volontaire du disparate. Que veut dire Foucault ici ? D’abord, et il y insiste, que ce mode de lecture et d’écriture, se dégageaient des deux modèles de lecture canoniques à l’époque ; le modèle grammairien, où l’on s’efforce de connaître toute l’œuvre, où l’on s’oblige à connaître toute l’œuvre pour en dire quelque chose ; ensuite le modèle philosophique, où l’essentiel est de connaître la doctrine. Le modèle de lecture écriture propre à ces hupomnemata s’émancipe de ces deux modèles. Pourquoi ? Parce qu’il s’autorise  à prendre son miel ici et là, dans plusieurs doctrines, et sans se tenir à une seule. Le disparate renvoie donc à la diversité des doctrines et à la possibilité de trouver son bien en des doctrines diverses.

L’autre aspect qu’il entend souligner au titre de cette pratique réglée du disparate, c’est l’idée que si les emprunts ne sont pas subordonnées à la connaissance de l’œuvre ou de la doctrine, ils le sont à ce qu’il nomme la valeur locale de la sentence. Les exemples qu’il avance, permet de dire que cette valeur locale de la sentence tient au type particulier de maux ou de problèmes par rapport auxquels ces sentences ont pour fin de nous ajuster. Ce ne sont par exemple probablement pas les mêmes sentences selon qu’elles prétendent nous aider à lutter contre la pauvreté, contre la mort, contre la maladie, ou encore contre le deuil.  Toutes situations qui risquent de nous mettre à mal et de nous faire perdre notre fermeté. (Et je crois qu’il y a en a bien d’autres : la culpabilité, et les occasions diverses de culpabilité ; ce que nous nommerions le stress aujourd’hui ; les disputes avec nos proches, etc).

3-      Le dernier trait de ces exercices concerne l’unification de soi ou l’unité du soi : cette pratique même devait travailler à la construction de leur identité. Comment et selon quelle notion d’identité ? Foucault écrit ceci : « Ce disparate n’exclut pas l’unification, mais celle-ci n’est pas opérée dans l’art de composer un ensemble ; elle doit s’établir dans le scripteur lui-même comme le résultat de ces hupomnemata, de leur constitution, de leur consultation régulière ».

En premier lieu il s’agit donc de s’efforcer d’incorporer au maximum ces sentences diverses, et les faire siennes en ce sens, et ainsi de constituer avec elles un corps, non pas donc un « corps de doctrines », mais un corps qui soit le résultat même en soi de ces exercices.

Au-delà, cette perspective relève d’une croyance, et d’une croyance tout à fait attirante. En effet, ce qui sera bien visible ce n’est donc pas tant un moi singulier ou encore mon identité, mais au contraire le fait que je suis fait de tous ces emprunts, sur lesquels sans cesse je reviens. C’est comme si ce à quoi je m’applique en vue de l’intérioriser devenait l’ensemble des gestes qui se montre au travers de mon activité. De même que mon identité familiale est faite de l’ensemble des traits qui rappellent en moi parents, grands parents, race, mon identité d’homme ou de femme professionnel sera faite de tous ces emprunts, qui se verront sur moi et sur mon action, qui se verront du moins pour des yeux avertis. Ainsi le professionnel n’est il pas seulement lui même, mais, dans son geste, dans son parler, dans son activité, vont se montrer et vont vivre tous ces autres qu’il se sera incorporé,  tous ceux qui sont venus avant lui et sont désormais siens, comme s’il était une synthèse singulière et inconsciente de traditions diverses, qui apparaissent en lui désormais et sont lui. Tout professionnel est ainsi, lui-même, une synthèse de traditions diverses, et il peut tirer sa fierté de là. Et certes, ce n’est pas tout de suite qu’il l’est, mais à proportion de son étude, de son engagement dans sa pratique, des questions qu’il a jugé nécessaires ou non de poser, du retour permanent sur ce qu’il pense et dit. L’obstacle majeur à ce qu’il recueille en lui ces différentes traditions, c’est qu’on l’oblige à en prendre conscience, et ainsi à séparer, distinguer analytiquement et rigoureusement ce qu’il a réussi à fusionner en lui..

Il suffit d’élargir ce thème du professionnalisme, et de l’élargir à la vie même dans l’ensemble de ses rapports, pour comprendre cette expression  stoïcienne de « l’athlète de l’événement ». Il s’agit de se préparer, chaque jour, à l’inattendu de la vie, de toutes ses vies, de toutes les relations dans lesquelles nous sommes engagées (sur le rapport du professionnalisme et de l’inattendu, aujourd’hui, on verra Y Clot, La découverte, 1995, p.130). L’athlète de l’événement c’est celui qui, sur le fond de la méditation de ses sentences essentielles, se prépare à l’inattendu.

Après ce bref rappel, je soulignerai ce qui me semble pouvoir retenir notre attention dans ce texte ou ce qui, du moins, a retenu la mienne.

 

Un art d’écrire indirect

Générosité : qualité de la personne ou de la pratique ?

C’est de Foucault lui-même et de son style d’écriture, dont je voudrais dire quelque mot tout d’abord. Ce qui me frappe dans ces cours et écrits ultimes, dont celui-ci, c’est ce que je voudrais nommer leur très grande  générosité. Je veux dire par là que Foucault y paraît une personne très généreuse ou si l’on veut un professeur très généreux.

Certainement qu’il me faut prendre un peu de recul à l’égard de cette formulation : je ne connaissais pas Foucault personnellement, je n’ai pas plus lu des ouvrages biographiques le concernant. C’est donc plutôt son mode d’écriture et de présentation de son travail qui me donne ce sentiment.  Disons plus généralement son mode de faire, ou disons encore sa posture,  telle qu’elle apparaît dans son mode de faire sans pour autant s’y réduire.

C’est une question très étrange que celle de ce lien entre d’une part ce qu’une personne est, ou du moins ce que nous pensons qu’elle est, et, d’autre part ce qu’elle fait ou « montre d’elle-même ». Les personnes nous apparaissent comme telles ou telles, elles se composent même un personnage, et ici en l’occurrence un style d’écriture. Quel est le rapport de cette composition de soi-même, de cette esthétique de soi d’une part à ce « qu’elles sont » d’autre part ?

En un sens nous pourrions dire qu’il n’y a pas à les séparer. De façon très commune en effet, pour ce qui me concerne par exemple dès lors que je dis que je trouve là une pratique très généreuse,  Foucault peut jouer comme modèle, il peut sembler incarner un modèle que je voudrais bien être ou qui en tout cas force mon respect. Et à prendre les choses ainsi, c’est bien la personne même de Foucault que je vise, non pas seulement son art de faire. Je n’ai aucune envie de me dire que Foucault jouait un certain personnage lorsqu’il écrivait, si cela veut dire qu’il aurait pu en jouer un tout autre, ne tenait pas particulièrement à celui-là, le considérait même comme peu digne d’intérêt. Ainsi le goût des modèles, notre propension à en trouver ou nous en donner, concerne bien la personne même ou ce qu’elle est.

Mais de l’autre côté pourtant, il est vrai de dire que Foucault composa un personnage ; il est vrai  de dire qu’il écrit et compose ses cours selon un certain art et qu’en ce sens on aurait tort de penser qu’il était lui-même comme il se présentait, ou que la générosité était son fait, à lui, non le fait de sa pratique ou posture. Nous pouvons dire alors sans doute que c’était là son personnage, celui qu’il présentait, exactement comme l’infirmier, la professeure, les médecins, dès qu’ils entrent sur leur lieu de travail, se composent ou endossent un personnage, qu’ils sont, lorsqu’ils professent, guérissent, soignent. Ici c’est la même chose, et il s’agit d’un intellectuel au travail, d’un professeur au travail. Une profession comme une autre.

 

Assurément le rapport entre ces deux dimensions est, d’un point de vue moral, complexe. L’expérience nous apprend par exemple, que certains ne font que « jouer un personnage » qu’ils n’investissent pas vraiment, comme si celui-ci leur était extérieur, tandis qu’ils poursuivent d’autres buts moins avouables. Elle nous apprend aussi que certains sont engagés, impliqués, dans ces personnages qu’ils sont, sans pour autant s’y réduire, et comme si en fait c’était ce personnage même qui leur permettait d’être parfaitement présent à ce qu’ils font. Mais quelle que soit la complexité morale des expériences que j’évoque brièvement, je prendrai ici le parti de traiter la générosité non comme une qualité des personnes, mais comme une qualité de leur mode de faire, ou encore de leur posture professionnelle, de ce qu’ils sont en tant qu’ils sont professionnels, ou des personnes agissant dans le monde, avec et en direction d’autres personnes. Des personnes donc qui se manifestent.

Il y a plusieurs arguments pour ce parti pris. J’en avancerai au moins deux. D’abord, qu’à prendre les choses ainsi, le modèle est un peu moins écrasant : ce n’est pas à Foucault que j’ai à faire, mais c’est à une façon de faire. Du coup, on peut l’approcher, l’étudier, s’en inspirer. Cela n’a pas pour conséquence qu’elle serait facile à incorporer : elle suppose des réaménagements personnels, des confrontations à ce que l’on fait, un temps de maturation, une précision des idées impliquées pour que l’on puisse réfléchir en termes de variations du modèles plutôt que de pure et simple reproduction. Donc, réfléchir en ces termes, nous permet à la fois de sortir d’un rapport impossible de pur mimétisme et de commencer à nous interroger sur ce que ce modèle exige. En un sens donc, intériorisation de quelque chose du modèle.

Le deuxième argument consiste à avancer que nos vies sont pour l’essentiel et pour la plupart d’entre nous, vouées au professionnalisme, ou au métier, et qu’il y aurait ainsi quelque chose de tout à fait violent et inacceptable à considérer que dans ces métiers un certain nombre de valeurs morales auxquelles nous pouvons tenir ne puissent être en jeu, et cela au travers même de nos modes de faire. Si autrement-dit nous pensons encore les vertus comme des propriétés des individus seuls, tels qu’ils sont en eux mêmes, et non comme des propriétés de leur mode même de faire et d’agir, alors je ne vois pas comment il ne pourrait pas s’en suivre un désinvestissement important de nos métiers. Si a contrario, nous disons que les individus « doivent » s’investir, s’impliquer dans leur métier, alors encore nous disons  que leur métier lui-même et leur mode de faire ne porte aucune valeur en eux mêmes. Là encore on rate la possibilité de décrire des modes de faire sous un mode vertueux, je veux dire sous l’angle des vertus qu’ils déploient ou non. Je ne veux pas dire là que nos vies se réduisent à cet aspect professionnel, encore moins que toute la vie se réduit à cela, mais que du moins c’est bien une part importante et vraiment significative de ce que nous sommes. La question est alors de savoir ce qu’est la vertu du professionnel comme tel, et de quelle façon elle construit une certaine autonomie.  C’est à cette question que la notion de générosité cherche à répondre.

 

Déplier, dévoluer

Mais comment parler de cette générosité, comment l’approcher ? Formellement, et dans la situation où il se trouvait, qui était une position de professeur, il est possible de définir la générosité ainsi : c’est comme s’il dépliait ou faisait voir tout un contenu, tout un ensemble d’idées et de pratiques, qui soudainement, et du fait de cette opération de déplier, reluisent un peu et sont susceptibles d’éveiller notre intérêt. La générosité me semble être ce talent là de déplier devant d’autres tout un ensemble de savoirs et de pratiques, sans plus, mais de telle sorte qu’elles éveillent ou stimulent la pensée et l’intérêt de ceux à qui on s’adresse.

Déplier est un mot à la mode. Disons que, contrairement au seul souci de montrer, de faire un tableau de tout, ce terme introduit une dimension temporelle et dynamique. On déplie peu à peu, progressivement. A cela peut être lié une dimension d’incomplétude : on ne montre pas tout, mais pourrait –on dire, on montre, on commence à monter et exhiber. Non pas forcément que l’on retiendrait en soi ce tout que l’on prétendrait connaître. Non : celui qui déplie, du fait même qu’il déplie, sait qu’il ne sait pas tout, mais sait pourtant qu’il peut commencer à monter, souligner des aspects, exhiber un peu.

Donc au fond, l’activité de déplier a une double dimension : dimension temporelle, dynamique et dimension d’incomplétude.  Cela n’est pas sans conséquence sur la subjectivité à l’œuvre : il ne s’agit pas tant d’une subjectivité qui donnerait à voir qu’elle contrôle le paysage en son ensemble, mais d’une subjectivité qui avance, se déplace et qui, parce qu’elle avance et se déplace, fait voir, découvre et laisse voir des aspects différents. Et ici je me rapproche de la notion de posture, en tant qu’elle implique un rapport de soi à soi autant que de soi au monde.

Cela n’est pas quelconque par rapport à la relation que l’on engage avec ceux à qui l’on montre ; disons que cela leur laisse une certaine liberté ou un certain mouvement. Je ne donne pas la même place à celui ou celle à qui je m’adresse si je tiens à garantir le tout du savoir, si j’ai dans l’idée que je vais tout montrer, ou bien, si « je déplie », si je me contente de déplier, si enfin ma pratique est telle que je ne fais que déplier au sens dit. Je fais place à l’autre du fait que je me déplace, sans garantie du tout et qu’ainsi je l’appelle lui-même à se déplacer. « Toi aussi vous aussi, vous êtes un point de vue, non pas un individu ou une âme singulière mais quelqu’un qui, là, peut se déplacer, peut voir à sa façon et montrer ce que je cherche à voir moi-même, et montrer ainsi ce qu’il est du fait d’être situé, du fait encore de pouvoir se déplacer ». Cela il ne s’agit pas de le dire, mais il s’agit de le laisser advenir, et je crois que la manière de Foucault y pousse.

Ainsi, je voudrais situer la générosité du côté de cette dernière possibilité, par opposition à ce qui me semble être un fantasme dangereux, aliénant même, et qui serait une posture dont l’enjeu ou la stratégie serait de tout montrer, de dire tout, de faire un tableau ou un schéma intégral, d’assurer l’intégralité, ou du moins et surtout de laisser penser que l’on peut tout, que l’on fait tout, que l’on pourvoit à tout. Posture que l’on ne doit pas simplement appeler posture du maître mais posture plutôt de ceux ou celles qui entendent en donner l’image. Il y a là une fausse générosité, une image de la générosité, soleil éblouissant, et non lumières différemment disposées et incomplètes. D’un côté l’image d’un père ou d’une mère qui serait là, toujours là, toujours rassurant, de l’autre des lumières différentes et disparates.

Cette générosité ainsi définie permet faire le rapprochement suivant. Les didacticiens des mathématiques, et en l’occurrence Brousseau, ont inventé le concept de dévolution. Qu’entendaient-ils par là ? Le souci de délivrer, ou de donner à celui qui apprend et à qui on veut transmettre quelque chose, un matériau dit a-didactique, i.e. un matériau nettoyé ou vider de toute intention d’enseigner. Un simple et seul matériau, à partir duquel les apprenants pouvaient tout simplement réfléchir, sans que leur réflexion soit dominée et au fond pré-conduite par l’attente supposée du professeur. Autrement-dit un matériau libéré de l’intention supposé d’enseigner. Laisser exister un matériau entre l’enseignant et les élèves, le laisser à lui-même et par conséquent à tous, comme un matériau dont chacun peut s’inspirer, librement. Je crois bien qu’ici nous avons la même chose : ce même souci de rendre disponible un matériau culturel, sans le surplomber à l’avance du sens qu’il devrait avoir, qu’il est supposé avoir ; se débrouiller, ou plus exactement s’efforcer de simplement le présenter, sans marquer le sens et l’orientation qu’il devait prendre ; le laisser à lui-même et aux autres. Certes il y a une différence : le didacticien calcule toutefois son matériau en vue d’un savoir à construire ; ce n’est pas le cas de Foucault ici. En revanche, à côté de ces cours, il y avait les livres qu’il écrivait à côté, et en fonction d’eux, où là, les thèses à défendre étaient proprement soutenues, comme des thèses.

Je peux maintenant reprendre la question de savoir de qui ou quoi la générosité est l’attribut ? Est-ce une qualité de la personne, ou une qualité de son activité ? Appliqué à ce nouveau critère de la générosité, cela devient ceci : Est-ce moi qui décide de ne pas tout dire ? Ai-je dans l’idée qu’il ne me faut pas tout dire ? Ou est-ce ma pratique qui est telle qu’en effet il est clair que je ne suis pas dans une telle posture ? L’enjeu de cette interrogation est le suivant : le rapport qu’il convient de faire entre nos pratiques et nous mêmes ? Gouvernons nous toujours nos pratiques, ou bien avons nous en fait les pratiques dont nous sommes capables et au fond que nous méritons ? Je penche pour la deuxième réponse, et cela peut être compris comme une leçon, à mes yeux fondamentale, de Foucault lui-même. Foucault est quelqu’un qui a toujours voulu nous ramener à nos pratiques, et qui a dénoncé les prétentions de la conscience à constituer ses pratiques. C’est cela me semble-t-il la signification de sa critique de la subjectivité, qu’il partageait avec d’autres à son époque. Nous avons les pratiques que nous avons, au fond tout à fait surprenantes par rapport à ce que nous prétendons faire ; parfois bien en dessous de ce que nous prétendons faire, parfois aussi tout simplement ailleurs et autres, peut-être bien plus riche que nous le pensons. Mais certainement que notre conscience n’est pas la bonne mesure en sorte que, à examiner nos pratiques, à enquêter sur leurs genèses, nous apprenons qui nous sommes vraiment. Notre connaissance autrement-dit, à défaut de notre conscience,  peut nous aider à saisir ce que nous sommes.

Ici je suis cette même idée : la question n’est pas de savoir quelles sont les prétentions de la conscience à être ou non généreuse, mais la question est plutôt de se demander ce qu’est et comment il nous est possible de parler, d’une pratique généreuse. Et non seulement cela, mais, une fois que l’on a bien réussi à poser le problème, se demander comment et à quelles conditions nous pouvons en devenir capables. De quels gestes il nous faut nous déprendre, de quelles croyances aussi.

Or, poser ainsi le problème, je veux dire accorder que nous ne sommes pas maîtres de nos pratiques, que ce n’est pas nous qui en décidons, mais que plutôt nous avons à y entrer et à tenter de nous y tenir, c’est déjà s’avancer de façon éthique. Je veux dire par là que la reconnaissance même que nous investissons des rôles ou que nous avons à les investir et même les faire vivre, est déjà une orientation éthique (vers le bien) de la volonté.

Les traits d’une rhétorique généreuse

Il me faut maintenant en venir à cette pratique même et tacher d’y cerner cette générosité et cette dévolution, cette libre disposition d’un matériau offert à notre attention. Quelle est-elle, de quoi est –elle faite ? Je crois qu’il est important de l’analyser selon le motif de certains traits, ou d’une pluralité ou configuration de traits, pour me servir de ce concept désormais utilisé dans le cadre d’une certaine sociologie (Lahire, 1995). L’idée est au moins qu’avec ces traits nous n’avons pas à faire exactement à un savoir faire, une compétence reproductible tout bonnement, et exclusive d’un certain rapport à soi. Parler de configuration c’est déjà amorcer un certain régime d’attention : la pensée n’est pas tournée vers une procédure à reproduire, mais vers des traits justement, un certain ensemble de traits. Nous mettons à distance le souci du que faire ou du comment faire, nous étudions une pratique dans ses différentes composantes, non dans son enchaînement systématique. La valeur de certain trait est et demeure flottante : lequel est prépondérant, duquel peut-on s’affranchir, lequel convient bien à cette situation mais peut-être pas à une autre, comment puis-je varier tel ou tel de ces traits en fonction de la situation qui est la mienne ? En ce sens je dirai que ce texte a ou peut avoir une valeur éducative.

 

Quels sont maintenant ces traits ?

Je mettrai en premier lieu l’accent sur un usage du contraste. Foucault utilise beaucoup de contraste lorsqu’il veut définir ce que sont ces hupomnemata : ce n’est pas tant ceci, que cela. Ainsi par exemple, il ne faudrait pas penser que ces hupomnemata sont de simples supports de mémoire, ou encore qu’ils se rapprochent de journaux intimes, alors même que l’on y parle de soi, qu’ils sont le support d’examen de conscience au sens que la chrétienté donnera à ce terme plus tard. Par là c’est tout un ensemble d’idées, que nous pourrions avoir, qui sont à la fois convoqués mais aussi écartés, en sorte que l’objet que l’on cherche à saisir se construit, se précise de ne pas être tel ou tel. C’est là un point important : dire ce que n’est pas une chose, c’est commencer à dire ou à anticiper sur ce qu’elle est, c’est commencer à la présenter indirectement, c’est commencer à poser des traits qui vont la démarquer, selon une thématique de l’altérité construite, en philosophie, dès Platon. Dire ce que n’est pas une chose, c’est ainsi commencer à l’évoquer, par contraste, chez celui à qui l’on s’adresse ; et l’évoquer de façon incertaine, flottante peut être, mais susceptible d’accueillir l’imagination de celui à qui on s’adresse.

Il me semble qu’au niveau d’une pédagogie ordinaire, cette leçon est importante, pour cette raison même qu’elle est le plus souvent méconnue. Le plus souvent en effet, les professeurs veulent aller directement aux choses mêmes, à la définition, et ils écartent sans plus les mauvaises ou inexactes réponses. Ils écartent les approches, et surtout ces approches par l’altérité. Construire un dialogue en classe, préparer un cours, dans lequel on commence à devenir attentif aux proximités de l’altérité, aux semblances et non aux identités,  me semble en ce sens être un enjeu important. Les élèves que l’on forme ont des idées et ils les ont d’autant plus que l’espace d’accueil de ces idées aura été ménagé ; ici, il n’est rien d’autre que cette pratique du contraste. Je crois autrement-dit que si une telle habitude était cultivée, non seulement elle pourrait s’accélérer (effet de l’exercice), mais qu’aussi elle contribuerait à un certain plaisir de penser et de réfléchir, au sens où l’expérience même de la venue des idées à propos d’un objet est source de plaisir.

Dans la culture de ce sentiment de distance, d’éloignement de l’objet, il faudrait mentionner l’usage de l’étymologie. Si Foucault mentionne à plusieurs reprises les termes grecs, et en grec, ce n’est pas du tout à la façon de quelqu’un qui aurait par avance compris ces termes, et qui connaîtrait le grec alors que nous ne le connaîtrions pas ; c’est plutôt à la façon de quelqu’un qui se soucie de mettre un peu au loin la notion, de la rendre à la fois obscure et brillante, de creuser notre distance à elle tout en suscitant un certain désir pour elle, qui se retrouve dans la tension de son analyse et dans son souhait même d’en saisir quelque chose. Là où l’on voudrait saisir enfin la notion elle-même, il propose un terme grec. Si ainsi il fixe un but, ce but demeure indéterminé, et le lecteur admet ensuite qu’il s’agira, par des traits successifs, de le déterminer, localement, de l’approcher.

Personne ne « sait » le grec pourrait-on dire, le grec ancien veux-je dire ; il est comme on dit une langue morte (même semble-t-il, pour les grecs contemporains, quoique certainement en un sens un peu différent) ; la preuve en est que ceux qui l’étudient le plus, savent bien toutes les incertitudes de traduction. Et c’est cela que, je crois, Foucault fait voir, mettant ainsi à distance cette forme de pédantisme assez fréquent (et plus exactement très, très fréquent !) consistant à laisser penser que ceux qui emploient des termes grecs en savent « bien évidemment » tout le sens. L’usage de l’étymologie crée ainsi une parole distanciée et autre au sein de ma propre langue. Et, là encore, cela est important pour le professorat : au-delà de l’étymologie, ne pas laisser penser que nous connaissons le sens des « termes savants » de nos disciplines, tellement chacun sait, s’il a été formé à une discipline et bien formé, que ce sont ces termes savants qui ont donné et donnent le plus lieu à l’interprétation. Le professorat supposerait que l’on parle selon deux régimes. La langue professorale, pour ne pas devenir pédante, devrait laisser voir cette différence des régimes de langue, et accueillir ainsi celle des élèves. On ne parle pas le savoir, il n’y a pas de parole du savoir, ce dernier n’est pas parole. Éventuellement, on cherche à l’exposer dans ses difficultés mêmes.

 

Cet aspect dès lors n’annule pas le souci d’exactitude. Nous l’avons vu dans le texte, si Foucault commence avec des caractéristiques un peu générales, il en vient ensuite à distinguer un ensemble de traits susceptibles d’expliquer le sens de ces pratiques d’écriture. Trois traits sont ainsi isolés et analysés pour eux-mêmes. D’abord une première formule, où Foucault se force à recueillir abstraitement le sens de ce trait, puis des exemples pris aux écrivains qu’il étudie qui viennent confirmer et illustrer brièvement cette caractérisation abstraite.

On devine à travers cela ce que j’aimerais nommer une pratique de l’exactitude, et je veux dire par là une interrogation sur le quand et le comment entrer dans cette exigence d’exactitude. Or si nous analysons les choses de ce point de vue, il vient cette triple remarque. D’abord, qu’il y a un temps de l’exactitude : « tantôt, tantôt » ; tantôt la présentation générale et métaphorique de la notion, tantôt l’effort de la préciser. Là encore, la parole du professeur semble obéir à un double régime.

En second lieu Foucault ne propose jamais qu’une suite de traits ou d’aspects ; certes ces aspects ou traits sont liés et ont des rapports entre eux, mais ils ne sont dominés par aucun souci d’unité ou de complétude. Il pourrait y en avoir d’autres, peut-être, quoique ceux-là soient déjà importants. Ainsi construit-il le motif d’une analyse qui, quoique ferme, demeure ouverte.

En troisième lieu, il semble qu’il souhaite articuler deux choses : d’un côté l’analyse notionnelle ou conceptuelle de ces pratiques, de l’autre le souci de présenter, de « portraiturer » ces pratiques.  Définir la notion d’un côté, s’efforcer de la définir, puis attester d’une existence et d’une pratique, dans sa singularité même de l’autre. C’est entre ces deux soucis qu’il cherche me semble-t-il à tenir l’équilibre, comme si le souci exclusif d’un seul pouvait empêcher l’autre.

C’est en ce sens que je parlerai d’un usage de l’exactitude, au sens d’une interrogation sur les règles et les conditions qui rendent légitimes le souci de l’exactitude, du moins ici et par rapport à ce problème (analyser, et attester).

L’usage du contraste prend un autre aspect lorsque Foucault mentionne, très discrètement mais très fermement, l’opposition entre ce que faisaient ces écrivains romains et ce que nous croyons nous mêmes. Eux pensaient trouver dans le passé ceux qui pouvaient les orienter ; nous dit Foucault, ne pouvons que ressentir cette perspective comme paradoxale. Il ne dit pas plus, et force est de conclure que pour nous, ce qui nous oriente, ou ce dont nous pensons que cela doit nous orienter, c’est plutôt l’avenir. Mais, par ces notes brèves, dans le contexte de l’analyse globale, c’est nous mêmes qui venons en question : avons nous raison ou non, de nous orienter comme nous nous orientons, et quelles sont nous raisons ? Confrontation suggérée entre des normes essentielles, qui font  trembler la nôtre et nous obligent à la réinterroger, et cela d’autant plus que certains traits de cette pratique romaine s’avèrent bien intéressants. Il serait sans doute hors de sens de reprendre telles quelles ces pratiques ; au moins faudrait-il prendre la mesure qu’elles ont bien pour horizon un certain métier, ou le souci d’une pratique professionnelle un peu ferme et intelligente. Mais elles permettent aussi de revenir à nous mêmes, et cela non pas abstraitement ou gratuitement, mais bien parce que certains traits de cette pratique sont effectivement intéressants, et qu’ils contestent nos manières usuelles de penser. Cela a-t-il du sens de vouloir s’orienter en fonction de l’avenir, en fonction par exemple d’un monde, ou de l’image d’un monde que nous chercherions à construire ? Est-ce bien surtout la seule façon de faire ? Le texte aura au moins montré que l’on peut s’orienter autrement, et la cohérence de cette alternative.

 Il y a là me semble-t-il un motif essentiel à tout engagement dans la pensée : la sorte de constat surpris que certaines de nos normes ne sont en fait que nos normes, qu’elles méritent donc notre étonnement et notre réflexion, parce qu’elles appellent nos déplacements.

Je crois qu’il serait possible d’aller beaucoup plus loin dans cette direction et de montrer surtout qu’elle était tout à fait consciente et comprise par Foucault. L’intérêt, bref, constant, peu développé, mais certain qu’il porta à certains aspects de la pensée zen et en particulier au tir à l’arc dans cette tradition, en sont un bon indice.

 

Un modèle d’auto-formation

L’autre point qui me semble particulièrement intéressant concerne la notion d’auto-formation. Au fond il m’a semblé que l’on avait là un modèle d’auto-formation.

Pourquoi dire une telle chose, alors que, comme on l’a vu, ce modèle est tout de même très centré sur la lecture et la lecture des grandes œuvres et doctrines anciennes ? Je crois que l’on peut avancer les raisons suivantes pour lever ce paradoxe.

L’idée générale me semble être celle-ci : la réflexion, sous cette forme, est par elle-même constitutive ; elle est susceptible de nous donner force et stabilité, et non pas forcément identité. Ce n’est ni dans les doctrines et dans la poursuite des doctrines que nous pouvons trouver cette force et cette stabilité ; ce n’est pas non plus dans la figure d’un maître qui nous assurerait de leur vérité ou solidité ; elles sont plutôt et ne peuvent être que le résultat de notre application aux doctrines, de notre goût mesuré des lectures et des échanges ; elles sont le résultat de nos efforts pour faire jouer ces doctrines dans les questions qui nous préoccupent. En ce sens, nous pouvons dire que nous nous portons nous-mêmes, par la cuisine que nous faisons avec ces œuvres, avec ces conversations, avec ces paroles secourables que nous utilisons et réutilisons, et cela quelque soit le lieu où nous les prenons. Peut-être bien que nous n’en prenons pas conscience, peut-être bien que nous ne savons pas en toute certitude pourquoi nous faisons ainsi ou ainsi, mais du moins cela vient de loin et cela vient de notre application à ce que nous savons.

De cette idée générale, il est possible de détailler les aspects suivants.

1 Tout d’abord, et comme le rappelle Foucault, les hupomnemata, la constitution même de ces carnets, relève d’un choix, ou de choix successifs. Certes, ce n’est pas que nous qui choisissons, mais c’est pourtant bien nous qui choisissons à l’intérieur de doctrines anciennes. L’important en un sens a déjà été fixé, sous la forme de cadres généraux, de lieux d’importance : des doctrines tenues pour solides. Mais ce choix, en fonction des situations diverses comme dit Foucault. A la fois donc on reçoit, et l’on admet l’importance de certaines doctrines, et en même temps on choisit, on prélève certaines sentences. En forçant un peu les choses, je dirai que c’est un modèle d’alternance : tantôt la doctrine prend l’initiative, tantôt nous et les situations auxquelles nous sommes confrontés prennent l’initiative.  Ce n’est pas simplement un conseil isolé que nous donnerait un maître rencontré par hasard, c’est une phrase, dans une doctrine, qui est donc, de ce seul fait, susceptible d’être relié à d’autres phrases, d’autres aspects de la doctrine, ainsi que d’autres interprétations. Par conséquent on peut y revenir, l’examiner de nouveau, en parler avec d’autres qui partagent plus ou moins les mêmes sources. Elle devient donc susceptible d’une double légitimation : celle de sa force dans les situations périlleuses, celle de son lien à l’ensemble de la doctrine, ou des doctrines donc. Par là elle devient un objet de pensée et de réflexion, autant qu’une sentence qu’il faut appliquer un peu mécaniquement.

2 Il est aussi possible de repérer cette autonomie dans le type de travail attendu. Il s’agit de « s’incorporer » ces sentences, et cette incorporation ne se fait pas directement, mais plutôt par le va-et-vient entre nos lectures et nos expériences. C’est par ce va et vient qu’une continuité de nous mêmes dans l’action se construit peu à peu. Il nous fait notre mémoire d’action pourrait-on dire ; celle-ci se construit peu à peu sur le papier, mais du coup, et parce qu’elle est régulièrement revu, retravaillée, elle nous fait progressivement ce que Foucault, à la suite de ces auteurs, nomme un corps.. Mémoire incorporée, sans qu’il soit nécessaire d’opposer cette incorporation à la mémoire externe couchée sur le carnet : les deux se construisent mutuellement.

On  revient donc à ces carnets, mais en relation avec l’expérience, en fonction de sa diversité et en fonction de ce que celle-ci suscite ; en fonction aussi de nos relectures.  Incorporer, vouloir s’incorporer, est en ce sens bien autre chose et bien plus que de vouloir seulement appliquer. Il y a pourrait-on dire tout un travail d’application, le terme de travail indiquant ici toute une traversée subjective, une incorporation lente. Plus exactement, on peut en effet vouloir appliquer, mais ce souci d’application concerne le rapport que l’on a soi-même aux événements, non une règle de savoir faire dont « l’application » même ne poserait aucun problème. Même le terme d’incorporer appelle l’idée de tout un travail ; travail de soi sur soi, travail fait avec d’autres, temps pour murir, et comprendre et comprendre parce que l’on a muri. Comme le dit Foucault, le souci d’incorporation est souci de méditation ; il suppose autrement dit une certaine réflexion, et n’est pas en ce sens ce que l’on anticipe communément sous la notion d’application.

Ainsi par exemple les réflexions de Donald Schön et son analyse du praticien réflexif. Par construction, cette théorie ôte tout sens un peu positif au travail d’application. Le modèle du praticien réflexif y est en effet construit par opposition et même rejet d’une approche simplement dite simplement applicationiste, assimilée elle-même à une approche dite théorie (comme si, par ailleurs, la théorie se réduisait à l’ambition d’une totale clairvoyance du réel, ou au simple souci de cadrer ou d’encadrer tout le réel et de prescrire ainsi nos activités. Ce qui relève plus d’un phantasme que de la réalité des théories). Or, il n’y a rien de simple dans le travail d’application ; il est toujours un travail précisément et il suppose ce va et vient entre l’expérience et certaines modèles ou hypothèses fournies par la dite théorie.

Ce qui me semble ainsi intéressant dans ce texte de Foucault, c’est qu’il redonne à ces termes d’application, d’incorporation de réalités ou modèles étrangers et externes, un sens plus positif. Au fond, par qui est faite la critique de l’applicationiste ou qui juge, de façon critique les théories, du fait que l’on devrait les appliquer ? Les débutants, et ceux qui ne lisent guère et n’ont pas de pratique de lecture soutenu.

3 En troisième lieu, ce qui me semble important, c’est qu’il s’agit ici d’un modèle d’auto-formation qui n’est pas orienté par la question de quelle compétence dois-je développer, quel pouvoir d’action ou de maîtrise dois-je développer sur les autres, les choses. Il n’est même pas orienté vers le moi, par le souci de se transformer, de se guérir, de se modifier. En revanche, il semble plutôt orienter vers le rapport à soi, ou vers le souci de sa stabilité dans des situations adverses où menacent l’imprévu, la violence, l’incertain. Et cette maîtrise n’a pas pour sens la maîtrise de l’extériorité elle-même, mais seulement la maîtrise de notre rapport à l’extériorité, forcément ou plus exactement souvent, imprévue, difficile. On ne cherche pas des remèdes, on ne cherche pas les causes des problèmes qui nous touchent, on ne cherche même pas à se transformer, ou se guérir soi-même. Le point d’impact de l’effort ne réside dans un souci de transformation, modification, changement du monde ou même de soi. Il  semble plutôt être dans une très grande attention au rapport et à la relation même, à ce qui risque d’arriver dans le présent.

Pour poursuivre la confrontation déjà amorcée avec le modèle du praticien réflexif, on pourrait je crois, poser la question suivante : dans ce dernier modèle, qu’est-ce qui compte, qu’est-ce qui vraiment compte ? Que l’on réfléchisse sur la pratique, sur nos pratiques, afin de les rendre toujours plus ajustées, adaptées, ou bien que l’on réfléchisse,  que seulement on réfléchisse et que l’on prenne du recul par rapport à nos pratiques, qu’on les mette à distance de telle sorte que le point d’impact de l’attention ne soit plus la pratique même, mais les effets qu’elle produit ? Qu’est-ce qui compte pour un professeur ou un formateur ? Qu’il réfléchisse constamment sur ses pratiques et cherche à les adapter de mieux en mieux, comme semble l’exiger de nous toutes les instances nationales et internationales nous appelant à l’adaptation constante de nos pratiques ? Ou bien que, ayant stabilisé certaines pratiques, son attention se tourne vers ce que celles-ci font, vers leur réception, vers l’attente et l’écoute de leurs effets en retour, vers les modalités selon lesquelles d’autres s’en emparent ?  Une telle interrogation assume qu’il n’y a pas de bonnes pratiques, ou qu’il est vain de rechercher une pratique en tout point bonne et satisfaisante, et en particulier adaptée à chaque individu. Elle part plutôt de ceci qu’il y a des pratiques, certains types de pratique, dont certaines peuvent à l’occasion être jugées plus intéressantes, mais que toute la question est de se tourner ensuite vers ce que produisent ces pratiques et comment ceux qui y sont situés s’en emparent. Il n’y a pas en ce sens de bonne pratique, mais ce qu’il y a ce sont des praticiens qui ont un œil et une oreille sur ce que ces pratiques peuvent produire, ou vers la façon dont d’autres s’en saisissent.

Il y a là une posture que l’on peut dire éthique pour la raison qu’elle accorde une importance essentielle à ce qui vient, à ce qui peut venir, loin de vouloir s’assurer par avance de son résultat. Il n’est pas facile de simplement faire confiance à son dispositif, de simplement permettre à ceux avec qui on travaille de s’y situer ; nous ne sommes jamais certains par avance que ceux que nous voulons former s’y situeront, ou accepteront d’y entrer. Nous leur proposons un jeu, et ils peuvent ne pas avoir envie de jouer.

C’est à ce point toutefois que l’on peut faire un lien entre ces dernières analyses, et ce que nous disions de la générosité plus haut. Qu’est-ce en effet une pratique généreuse, sinon une pratique que l’on sait ne valoir que par les effets qu’elles suscitent ? Le point commun réside dans cette question de la confiance dans un certain dispositif mis en place.

 

Conclusion

Je crois que la difficulté où nous sommes aujourd’hui serait bien la suivante : nous sommes certainement dans une recherche de maîtrise, du donné externe, quel qu’il soit : choses, humains, enfants, nous-mêmes. Recherche d’une maîtrise constamment poussée de nos modalités et protocoles d’action. Toute l’attention est tournée vers cette meilleure maîtrise, ou vers ce que nous nommons « les bonnes pratiques », que celles-ci relèvent de l’expérience ou qu’elles soient supposées dépendre d’un savoir plus explicite. Et certainement que dans certains cas, cette recherche est tout à fait légitime. Mais il y en a d’autres où elle l’est beaucoup moins et où ce qui compte n’est pas tant la recherche des procédures les plus parfaites, mais plutôt la simple possibilité de s’appuyer sur des procédures suffisamment fiables, tout en étant attentif à la façon dont les sujets de ces pratiques s’emparent d’elles. L’enseignant, le formateur, mais aussi le médecin, et sans doute d’autres praticiens, sont bien dans cette posture d’attente d’effets, de guetteur ou d’écouteur, non de constructeur de protocoles d’action toujours mieux ajustés.

C’est sur ce fond là que l’on peut reprendre la notion de « pratique de liberté » mentionnée au tout début, par différence d’avec le souci de « processus de libération ». Pourquoi «  pratique de liberté ». Deux raisons majeures vont dans ce sens. Il ne s’agit pas seulement d’être indépendant, ou autonome, il s’agit de construire son autonomie en relation avec d’autres, avec des livres ou sentences tenus pour essentielles, que l’on travaille, que l’on médite au sens analysé plus haut. L’autonomie « dans la pratique » se construit ainsi avec d’autres, mais par le biais de ces exercices. Ni applicationisme (ou supposé applicationisme) ni rejet de tous les livres. La deuxième raison tient à ce souci ou cette attention aux effets : ce n’est pas moi qui décide seul de ce que je fais ; encore faut-il que ce que je fais ou transmets soit appropriable. Et j’ai cherché à dire certaines règles susceptibles de construire cette « appropriabilité ».

 

Richard Sennet analysa récemment l’importance, pour une pratique professionnelle, des outils imparfaits. Ceux-ci donnent occasion de réfléchir et parfois même d’inventer montre-t-il. Une telle analyse n’annulait pas le souci pratique de travailler avec des outils les plus adéquats. Elle invitait plutôt à un peu de circonspection quant au choix des outils et au moins à une mise à distance de toute attitude consistant à ne vouloir s’en remettre qu’à des outils tenus pour parfaits.

J’ai cherché à retrouver ici une perspective similaire : la question n’est pas toujours d’améliorer sa pratique, elle est aussi, et dans certains métiers sans doute principalement, de se satisfaire d’instruments relativement fiables, du moment que l’on devient attentif à ce que font ces instruments, à ce qu’ils permettent, aux effets en retour qu’ils suscitent.

 

Bibliographie

Brousseau, Guy. 2002. Le cas Gaël, Les cahiers du laboratoire Leibniz ; voir également : 1986. Fondements et méthodes de la didactique des maths. Recherches en didactique des maths.

Clot, Yves. 1998. Le travail sans l’homme. Paris, La découverte.  

Foucault, Michel. 2001. Dits et Écrits. Tome 2. Paris, Gallimard, Quarto.  

Lahire, Bernard. 1995. Du rôle des configurations familiales dans la réussite ou l’échec scolaire en lecture. Le français aujourd’hui. 111 : 36-43.

 

Platon. Le sophiste. http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/sophiste. htm.

Schön, Donald. 1993. Le praticien réflexif. Montréal, Éditions logiques. 

Sennet, Richard. 2010. Ce que sait la main. Paris, Albin Michel.  

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