Université : Vision et mission
Interview de Charlot Bernard
1. Discutons
« changement »
Stamelos : Y-a-t-il un vrai changement de
l’Université ou exprimons-nous une nostalgie pour le passé ? L’Université,
institution –par excellence- sociale, ne devrait-elle pas suivre les évolutions
sociétales ?
Charlot : Je crois que l’on peut partir de Bourdieu,
que l’on ne peut pas soupçonner de sous-estimer le caractère social de
l’université. Que dit Bourdieu ? Il dit deux choses et ça aide pour
construire une problématique. Il dit, premièrement, que l’université, comme
l’école, est une institution sociale. Mais il dit aussi que l’université
dispose d’une autonomie relative, qui définit sa spécificité. L’université est
sociale mais la police aussi est sociale, l’armée est sociale, la justice est
sociale. Donc il faut, à la fois, comprendre de quelle façon l'université est
sociale et ce que veut dire son « autonomie relative ». Ce qui mène,
je crois, à deux questions. Premièrement, en tant qu’institution sociale, l’université
est l’institution de quelle société ? Et ces changements la font évoluer
vers quel type de société ? Ces changements correspondent à quel type
d’évolution sociale ? C’est la première série de questions. Il y a aussi
une deuxième question. L’université est sociale mais elle a une autonomie
relative et la question est de comprendre ce qui est en train de se passer avec
cette autonomie relative. Qu’est ce qui est spécifique de l’université et ne
peut pas, et ne doit pas, changer sinon l’université cesse d’être une
université, cesse de correspondre à sa spécificité? La problématique est donc
double.
Stamelos : Donc, si je garde deux notions que t’as
utilisées, il y a, d’une part, la société et ses changements et, d’autre part,
la spécificité d’institution. Mais en même temps de la société ressort une
question de pouvoir.
Charlot : Oui, oui.
1.1.
La
société et les changements d’université : massification, marchandisation,
internationalisation, diversification
Stamelos : Commençons donc par la société et par le
pouvoir. Dans l'histoire de
l'université on voit que l'université était toujours liée au pouvoir de chaque
époque. Bien sûr, une fois c'était l'église, autre fois c'était l'empereur….
Charlot : …ou l’État.
Stamelos : Après, en effet, c'était l'Etat. Au 19ème et
au 20ème siècle, c'était plutôt un mécanisme de production et de reproduction
des fonctionnaires d'Etat.
Charlot : Oui. Sur le fond, il s'agit de comprendre ce
qui est en train d'arriver dans les universités, en différents endroits du
monde. J'ai deux façons de répondre : une façon générale et avec le cas
brésilien, qui est intéressant et que je connais car j'y vis depuis 2003 et y
enseigne dans une université fédérale. Je crois qu’il y a trois changements
fondamentaux de l'université dans la société contemporaine, trois changements
qui sont liés. Premièrement, la marchandisation. Quel est le pouvoir
central ? De plus en plus c'est le marché, ce n'est plus l'Etat.
Deuxièmement, il y a un processus lié au premier: l'internationalisation. Et
troisième processus, qui me semble fondamental : la diversification des
institutions d'enseignement supérieur. Commençons par la marchandisation. De
plus en plus, l'université est considérée comme un service, non pas un service
public, un bien public, mais un service lucratif. Donc elle sort de plus en
plus de la sphère de l'Etat, mais pour entrer non pas dans une sphère
d'autonomie culturelle universitaire mais dans une sphère de marché. Au Brésil
c'est clair: 85% des étudiants universitaires vont dans une université privée.
Stamelos : Impressionnant !
Charlot : Le cas du Brésil est particulièrement
intéressant, car les fils de riches ou de la classe moyenne aisée vont à
l'université publique !
Stamelos : ah bon ?
Charlot : Les fils des plus pauvres ne vont nulle part et
les fils de petites classes moyennes vont à l'université privée, où ils
paient. De façon générale, on assiste à
une marchandisation où, de plus en plus, l'université est pensée comme un
service lucratif, qui doit produire des biens économiques, qui doit rapporter
de l'argent. Et, bien sûr, cette logique mène à une privatisation de
l'université. Deuxième processus en
cours: l’internationalisation. Elle est très liée à la marchandisation.
L'accord de Bologne de 1998 a été suivi par la stratégie de Lisbonne qui
définit comme objectif européen l'économie de la connaissance la plus
compétitive et la plus dynamique dans le monde en 2010. La réorganisation
universitaire européenne s'est faite dans une logique économique.
Stamelos : En même temps, la stratégie de Lisbonne a été
ratée.
Charlot : Ratée, oui, mais on a eu une
internationalisation qui accompagne la marchandisation. De plus en plus, on
voit arriver, et au Brésil c'est très clair, des produits universitaires de
l'étranger. Récemment, j'ai reçu la propagande de je ne sais plus quel pays,
pour une licence de théologie. J'ai déjà reçu aussi, t’en a sans doute reçu
également, des propositions pour obtenir un doctorat, etc.
Stamelos : Oui tout à fait.
Charlot : La propagande dit: vous n'avez pas d'examens à
la sortie, pas de travaux à faire. Il y a simplement à envoyer de l'argent! Et
on voit de plus en plus des propositions qui ne viennent même pas d'universités
privées, mais de systèmes de média, de grands média, ou d'entreprises
internationales. Au Brésil, les universités privées lucratives, qui
représentent les trois quarts du privé, parce qu'il y a aussi un privé
catholique, sont souvent dirigées par des grandes multinationales, qui ne
cherchent qu’à gagner de l'argent. Donc, marchandisation et
internationalisation. Mais aussi diversification. Et je crois que la
diversification est une réponse fondamentale à la question que tu posais au
début sur le social. Il y a beaucoup plus d'étudiants qui peuvent entrer à
l'université qu'autrefois, et ça c'est très bien, y compris dans des grands
pays comme la Chine, l'Inde, le Brésil. Pour ces pays, cette évolution est
importante car ce nouveau type d’université peut arriver à l'intérieur du pays.
Ce n'était pas le cas auparavant. C’est le côté positif, mais en même temps,
cela s'accompagne d'une diversification extrême des formes universitaires. Il y
a des institutions d'enseignement
supérieur qui ne sont pas des universités, qui sont des facultés. Ici, par
exemple t’as une faculté qui ne fait que du droit ou une faculté qui ne fait
que de l'administration. Et le nombre de ces facultés (privées, bien sûr) a
explosé depuis quelques années. Il y a aussi des universités privées locales,
très locales. Je reconnais qu'elles ont d'ailleurs un rôle souvent positif, car
elles recrutent sur un espace de 100 kilomètres autour d'elles, où il n'y a
rien - parce que ce n'est pas la Grèce ou la France où sur 100 kilomètres on va
trouver une université publique. Là, il n'y a rien. Mais qu'est-ce qu'elles
font? Elles font des cours. Et évidemment, il n’y a pas de recherche. C'est, en
fait, un enseignement secondaire prolongé. Il y a, par ailleurs, des
universités, publiques, traditionnelles, qui tentent d'affronter les vagues
étudiantes qui arrivent, avec des étudiants de plus en plus différents. Il y a
aussi de l'enseignement à distance qui se développe, de plus en plus, étant
accompagné par un discours épique sur la cyberculture qui ne correspond
absolument pas à ce qui se passe de fait car l'enseignement à distance est
aujourd'hui un espace d'énorme échec universitaire. Il y a, enfin, des
politiques publiques universitaires, sur le modèle allemand qui essaie de
construire quelques centres d'excellences, ou sur le modèle français qui essaie de mettre des universités en réseaux
d'excellence, ou sur le modèle des Pays-Bas (et de l'Australie, je crois) qui
essaie de spécialiser chaque université dans un domaine d'excellence. Tout ça
s'appelle « université », "enseignement supérieur". Mais
c'est extrêmement différent. Donc, on a une croissance, une massification qui,
d'un certain point de vue, est une forme de démocratisation, donc un changement
positif. Mais en même temps, ça s'accompagne d'une diversification qui permet
aux classes dominantes de préserver leur secteur d'élite. On ouvre des
universités partout mais les jeunes des classes favorisées ne vont pas dans
n'importe quelle université, ou dans n'importe quelle discipline. En France,
ils tentent les concours des "grandes écoles" ou entrent dans des
universités élitistes; au Brésil, ils visent la Médecine ou le Droit, dans des
universités publiques ou dans des grandes universités privées. Les enfants des
élites africaines ne vont pas non plus dans une université locale, ils
vont aux Etats-Unis, en Angleterre, en
France, si possible dans des universités de prestige. Donc, à la fois, on
assiste, dans la société contemporaine, à
un développement universitaire et
au maintien de secteurs élitistes.
Stamelos: peut-on parler des conséquences?
Charlot : des conséquences que ça a sur la vie des
profs et sur la vie des étudiants. Ce qui se développe, en même temps que la
diversification, c'est un système d'évaluation spécifique, public ou, parfois,
privé. Il y a maintenant des grandes entreprises d'évaluation universitaire parce
qu'avec cette diversification on ne sait plus trop bien ce que vaut un diplôme.
Le diplôme va avoir une valeur différente selon l'endroit où il a été décerné
et préparé. Quand il s'agit d'une petite fac de droit qui ouvre uniquement pour
gagner de l'argent, qui recrute n'importe qui, il faut évaluer le diplôme
qu'elle décerne. Au Brésil, il n'y a que 18% de reçus à l'examen organisé par
l'Ordre des avocats; une grande partie des étudiants a payé cher, dans une fac
privée souvent de faible niveau, pour obtenir un diplôme qui ne permet même pas
d'obtenir une carte d'avocat. Donc massification, avec diversification et avec
développement, de plus en plus, de processus d'évaluation, parce que le marché
veut savoir la qualité du produit. Une évaluation non universitaire de la
valeur du diplôme universitaire - ou de l'université elle-même.
Stamelos : T’as parlé de diverses formes
universitaires, une forme de « créolisation » d’université, où
l’université a perdu ses caractéristiques. Donc, est-ce que l’on a encore
besoin de l’université ?
Charlot : C'était quoi l'université, fondamentalement,
dans le passé? À l'époque d'Abélard et de quelques autres? C'était un lieu à la
fois de production et de transmission de savoir. Production et transmission
d'un patrimoine culturel, de génération en génération. Et c'est comme ça
qu'elle a fonctionné pendant longtemps. Cela ne veut pas dire qu'elle n'avait
pas de fonction professionnelle. Elle a toujours été liée à des situations
professionnelles, en médecine, en droit ou même en facultés des arts qui
ouvraient nombre de postes sociaux. Mais aujourd'hui, c'est le marché qui
devient, de plus en plus et de plus en plus directement, une instance de
décision. C'est de moins en moins l'Etat, et de plus en plus la pression du
marché, qui importe. Le marché fait de plus en plus pression sur l'université,
pour qu'elle s'adapte à ses demandes. Elle doit s'adapter à la diversité de sa
"clientèle", tout en proposant des secteurs privilégiés aux enfants
de "l'élite". Elle doit produire de la recherche, mais en physique,
chimie, biologie plutôt que des recherches en sociologie ou psychologie même si
celles-ci ne sont pas complètement éliminées, malgré une tendance récente au
Japon…
Stamelos : Oui, oui.
Charlot: Qu'est-ce qui est demandé? De la recherche qui
puisse produire des résultats à court terme. Comme le capitalisme n'est pas
idiot, il maintient aussi un peu de recherche fondamentale parce qu'il sait que
la recherche fondamentale peut à terme produire aussi de l'argent. Mais il veut
de la recherche de relativement court terme. De façon un peu contradictoire, il
faut aussi former une masse d'étudiants. Il faut former ces étudiants parce
qu'il faut monter le niveau de base de la population, pour des raisons qui sont
celles du fonctionnement plus complexe de la société contemporaine: problèmes
d'hygiène, problèmes de responsabilité, raisonnement séquentiel avec les choses
qui se font de plus en plus on line… Le marché demande à la fois de la recherche
qui débouche sur la production rapide de nouveaux biens et services et la
formation d'étudiants plus nombreux. Il y a là un peu une contradiction entre
demander une recherche de pointe, productive et former une masse étudiante. La
diversification est une façon d'affronter cette contradiction, qui est une
contradiction du système social lui même. Cette diversification des
institutions d'enseignement supérieur tend à s'accompagner d'une
diversification des enseignants eux-mêmes, avec des enseignants qui travaillent
en troisième cycle avec recherche etc. et d'autres qui se consacrent à un
enseignement supérieur de masse avec peu de liens avec la recherche. Quand nous
refusons ce choix entre recherche et
enseignement, nous subissons, que ce soit en France, au Brésil et probablement en Grèce, une pression
énorme. Il faut faire de la recherche, faire de la recherche, faire de la
recherche, à tel point qu'il y a de plus en plus de fraude ! Des collègues
qui publient cinq fois, six fois, sept fois le même article, parfois ils ne
changent que le titre, d'autres fois ils changent quelques phrases. On voit ça
de plus en plus, dans différents pays. Pourquoi font-ils ça? Pour
survivre ! Mais, à la fois, on doit affronter une pression pour publier,
publier, publier et une pression pour former des masses étudiantes plus
nombreuses et c'est une des contradictions que nous avons à vivre. De la même
façon que le système doit affronter cette contradiction entre production de
recherche de pointe et formation massive d'étudiants. Peut-être faut-il
explorer des possibilités d'enseignement à distance, mais ça on va en parler,
j'espère, un peu plus tard, parce que l'enseignement à distance est une
question dont il faut aussi parler, aujourd'hui, quand on réfléchit sur
l'université.
S : Et donc, moi je me demande après tout ce que tu dis:
qu'est-ce qu'il reste de la spécificité d’université, c'est-à-dire de
l'autonomie relative à laquelle t’as fait référence au début de la discussion,
l'autonomie universitaire? Est-ce qu'il en reste quelque chose?
Charlot : Oui, nous!
Stamelos : (rires).
1.2. Les universitaires comme pilier de
l’autonomie d’université
Charlot : Je vais m'expliquer, au delà de la réponse
d'humour. Il reste "nous", tout au moins pour un temps parce qu'on
peut très bien envisager une substitution progressive de l'université par un
enseignement à distance qui ne serait plus piloté fondamentalement par les
universitaires. Déjà aujourd'hui, les professeurs d'université, pour le
meilleur ou pour le pire, sont en train de perdre le contrôle de la machine
universitaire, y compris le contrôle de leur évaluation, le contrôle de leur
rythme de publication. Ils sont, de plus en plus, soumis eux-mêmes à des
évaluations qui sont quantitatives avec des systèmes de classification des revues, je ne sais pas si
vous avez ça en Grèce, on l'a au Brésil et en France: A1, A2, B1, B2 etc. Moi
quand j'étais jeune, j'ai publié des articles dans des revues syndicales ou
dans des revues pédagogiques qui ont été traduits dans plusieurs pays et qui,
aujourd'hui, ne seraient pas pris en compte dans l'évaluation officielle de mon
dossier universitaire.
Stamelos : t’as eu de la chance (rires)
Charlot : …mais que je retrouve en circulation en
Argentine 30 ans après ! Bon, nous avons, de moins en moins, le contrôle
de la machine universitaire. Mais nous sommes encore là, avec nos étudiants, en
train d'enseigner, en train de diriger, d'orienter des recherches, et cela,
c'est la limite de ce que le marché peut faire, en tout cas actuellement.
L'université ne peut pas fonctionner sans les enseignants universitaires et
l'université reste malgré tout un lieu de pensée critique. C'est comme ça que
je la décrirais actuellement, un lieu où on peut parler des contradictions, où
on peut dire les contradictions. J'essaie d'enseigner ça à mes étudiants: votre
travail de chercheur n'est pas de dire qui a raison, qui a tort. Votre travail
de chercheur est d'identifier, de conceptualiser, de mettre en évidence, de
montrer les contradictions, parce que c'est à l'université, c'est dans la
recherche qu'on peut faire ça. Même le militant ne peut pas faire ça. Le
militant ne peut pas dire qu'il faut prendre en
compte certains points de vue des adversaires etc. Il n'y a que le monde
universitaire qui actuellement est capable d'affronter les contradictions, de
montrer et dire les contradictions - comme on est d'ailleurs, en partie, en
train de le faire en ce moment. Ni l'organisation dominée par le marché, ni
même le militant politique ne va pouvoir faire ce type de travail. Ce qui reste
de l'université donc, c'est nous, c'est ce que nous faisons avec nos étudiants,
ce sont les étudiants que nous formons, c'est la recherche et l'enseignement
que nous faisons. Sous pression, mais
malgré tout nous existons encore.
Stamelos: t’as l’air pessimiste….
Charlot : Je ne suis pas pessimiste, mais je crois que
nous sommes à un tournant historique et que la façon dont les professeurs vont
réagir est fondamentale - pas seulement dans l'enseignement supérieur,
d'ailleurs. C'est la différence entre la question de l'information et celle du
savoir, sur laquelle j'insiste dans mes conférences au Brésil et parfois dans
d'autres pays d'Amérique Latine. Le prof d'information est historiquement mort.
Le prof qui va expliquer que ce type de poisson nage comme ça, l'autre type de
poisson nage comme ça ou que à Patras la vie économique est ceci cela, il est
historiquement mort parce que personne ne peut entrer dans la concurrence avec
le Google. Si on entre quelques mots bien choisis dans le Google on va recevoir
des informations, des graphiques, des photos, des vidéos etc. Le professeur
d'information est historiquement mort, mais jamais autant qu'aujourd'hui n'a
été nécessaire un professeur de savoir. Parce qu'il faut savoir entrer les mots
pertinents dans le Google, parce que l'information que l'on
trouve sur Internet n’est pas toujours crédible et est rarement suffisante si
on ne cherche pas. Il faut rechercher l'information, l'évaluer et il faut
joindre différentes informations pour résoudre des problèmes, pour comprendre
des choses, pour comprendre le sens du monde, le sens de la vie, le sens des
autres, le sens de soi-même. Donc nous pouvons être substitués, nous pouvons,
de plus en plus, être substitués par les produits d'information, mais je crois
que restera nécessaire, à moins de sortir complètement de la civilisation, un
prof qui sera prof de savoir. De ce point de vue, je pense que tout ce qui est
Internet peut être positif en nous libérant des tâches de l'information, les
plus ennuyeuses que, historiquement, le prof a dû assumer et en nous libérant
pour les choses les plus intéressantes. Donc, mon discours n'est pas
pessimiste, il n'est pas uniquement de critiquer, il n'est pas uniquement
négatif, je crois qu'il y a un futur pour les professeurs, mais il exige un
changement culturel, y compris des profs, et des formes de résistance sociale,
politique, syndicale, y compris dans l'université.
Stamelos : Mais la réalité me paraît différente. Pour te
donner un exemple, l'année passée à Paris 8, les collègues me disaient que
actuellement en Science de l'Éducation, il y a à peu près 200 étudiants qui
suivent les cours présentiels et à peu près dix fois plus qui sont aux cours à
distance. Et cela n'est pas une obligation, c'est parce que, de plus en plus,
les enseignants préfèrent avoir des cours à distance. Et ils me donnaient aussi
une explication assez critique: que les profs ont, de plus en plus, peur des
étudiants, donc ils préfèrent se mettre à distance pour se sentir plus sûrs.
1.3. Société-Université-Démocratie
Stamelos : Pour revenir à la relation société-université,
est-ce que tu penses qu’il y ait une
mission d’université en rapport à la Démocratie ? En partant du cas grec
et de la crise économique actuelle, on pense que si l'université n'existe que
pour des raisons économiques, elle n’a pas tellement de raisons d’exister, tout
au moins comme une institution de masse.
On pourrait même penser que pour un pays qui n'a pas assez de ressources
financières le fait d’avoir un système universitaire de masse n’est que du
gaspillage économique. D’autant plus que nos diplômés, en sortant, sont obligés
soit de rester au chômage pour une durée indéterminée, soit de partir à
l’étranger.
Charlot : Le problème est relativement nouveau en Europe,
mais il n'est pas nouveau en soi. Je me souviens, il y a 20 ou 25 ans, avoir eu
à Paris 8 des étudiants marocains qui soulevaient le même problème. Je crois
avoir eu un étudiant du Venezuela qui soulevait aussi ce problème. Il y a des
pays où existent des organisations de diplômés chômeurs. C'est un problème qui
n'est pas nouveau, il apparaît en Grèce mais en soi il n’est pas nouveau. À
partir du moment où il y avait un décalage à l'époque entre une classe moyenne
en construction, qui avait suffisamment d'argent pour que ses enfants puissent
faire des études, et la réalité du développement économique du pays, le
problème s'est posé. Sur le fond, je crois qu'il faut revenir à la question des
contradictions. L'université est liée au marché, ça veut dire quoi ? Ça
veut dire que le marché réclame l'université dont il a besoin. En Grèce, le
capitalisme financier a besoin de quelle université du point de vue des postes
de travail? Le marché n'est pas n'importe quoi, c'est aujourd'hui le capital
financier, et en particulier, vous le savez en Grèce, les capitaux financiers
allemands et les créanciers allemands ! Qu'est-ce qu'il veut comme
université en Grèce? Je pense qu’il s'en fiche, d'une certaine façon. Il veut
que la Grèce assume une position économique qui correspond à une hiérarchie
européenne avec l'Allemagne en haut et quelques pays liés à l'Allemagne. Le
capitalisme ne souhaite sans doute pas former une masse d'ingénieurs en Grèce.
Mais, en même temps que l'université est toujours liée à la situation
économique d’un pays, toujours l'université déborde, excède cette situation.
C'est, quand même, un lieu de pensée. C'est, quand même, un lieu d'analyse des
contradictions. C'est, quand même, un lieu de production idéologique. Ça, c'est
fondamental, y compris en Grèce en ce moment.
Stamelos : D'accord. Deux remarques juste pour alimenter
le débat. Tout d'abord, en Europe c'est un peu plus compliqué parce que l’on
dit créer l’espace européen et une communauté commune. Or, ce que nous
constatons, c’est que le contribuable grec paye pour la formation des ingénieurs
et des médecins qui par la suite, comme la circulation est libre dans l’espace
européen, vont travailler principalement en Allemagne ou en Angleterre. On a
240.000 diplômés qui se sont déplacés dans les 5-6 ans de la crise.
Charlot : Oui, mais ça fait un bon moment que les
contribuables du Pakistan paient pour la formation de médecins qui vont
travailler en Angleterre.
Stamelos : Pas incorrect !
Charlot : Ce que je veux te dire, c'est que vous êtes en
train de découvrir en Europe des problèmes que les pays du sud (et moi
maintenant j'appartiens à un pays du sud), que les pays du sud souffrent depuis
longtemps. Des diplômés marocains, des diplômés pakistanais en médecine, des
diplômés indiens en informatique, qui vont travailler - et en plus de ça, ils
parlent anglais, ces Pakistanais et ces Indiens - dans des pays riches alors
qu'ils ont été formés dans des pays pauvres. Il y a la solution brésilienne
avec Cuba: le Brésil importe des médecins cubains en payant une partie de leur
salaire au gouvernement cubain. Mais cela indigne la droite brésilienne - et
quelques-uns de ces médecins cubains ont fui aux USA...
Stamelos : Pas mal ! Cependant, en Europe, on a
un discours comme quoi on construit un espace commun. Donc, notre analyse
devrait faire face à une contradiction. On a comme unité d’analyse l’Europe ou
l’État-nation de la modernité ? À la limite, si l’on a un espace commun
des diplômés pourquoi pas un espace commun de dettes ?
Charlot : Je suis d'accord avec toi, mais il faut
demander ça aux Allemands ! Il me semble évident que, actuellement, ce
discours sur l'espace commun est une argumentation de dominant, qui fonctionne
dans un sens ou dans un autre en fonction des intérêts du dominant ! Pour
y revenir, moi je crois que l'université n'est pas morte. L'esprit
universitaire n'est pas mort. C'est là que survit l'analyse critique, la prise
de distance, la possibilité de résistance intellectuelle et culturelle. En
définitive, l'université est vivante !
Stamelos : Est-ce qu'on peut dire qu’une des missions d'université
est aussi la formation de citoyens, la promotion d'une citoyenneté active?
Charlot : Oui. Mais, pour moi, la mission fondamentale de
l'université est la production du savoir. Ça reste l'endroit, dans le monde
entier, où on produit le plus de savoir, le plus de recherches. Cette
production et transmission du savoir inclut la dimension économique mais elle
inclut aussi la dimension culturelle, politique, idéologique et critique -
donc, ce que t’ appelles une citoyenneté active.
2.
L’enseignement supérieur à distance
Charlot : On va parler de l'enseignement à distance - et
des nouveaux publics étudiants. La semaine dernière, ici à Aracaju, où je vis
et travaille, il y avait une grande affiche publicitaire sur l'enseignement à
distance. Comme il y a beaucoup d'enseignement privé, ils se font concurrence
et font de la publicité. Donc, il y avait un panneau d'une université privée en
faveur de l'enseignement à distance, montrant un type d'une trentaine d'année
tout souriant, et disant : « l'enseignement à distance est votre
visage ». Le visage d'un homme
jeune et content. Pourquoi était-il content ? L'affiche ne le
disait pas, mais je crois qu'il était content parce qu'il n’était pas obligé
d'aller aux cours ! Mon interprétation actuelle (j'y travaille avec une
doctorante) est que l'enseignement à distance est compris comme un enseignement
dans lequel on n'est pas obligé d'assister aux cours. Il n'est pas compris
comme ce qu'il est réellement, c’est-à-dire un enseignement dans lequel on doit
étudier tout seul. Les étudiants n'entrent pas dans l'enseignement à distance
pour étudier tout seul, ils y entrent pour ne pas avoir à aller en cours. La
recherche de ma doctorante porte sur le rapport au savoir dans l'enseignement à
distance. Elissandra, ma doctorante, formée en histoire, est, par ailleurs,
tutrice dans l'enseignement à distance de mon université, une université
fédérale, publique. Quand elle a commencé sa recherche, elle était complètement
en faveur de l'enseignement à distance, bien sûr. Et elle avait le discours sur
la cyberculture qui est le discours de Pierre Lévy, traduit ici, en portugais.
Ce que j'appelle un discours épique sur l'enseignement à distance - ou un
discours romantique, comme dit maintenant Elissandra. Imaginons que nous sommes
vingt ans après l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Il y a des gens qui
auraient pu développer un discours du type : maintenant, on n'est plus
obligé de copier les livres un par un, il y a des livres pour tout le monde et
donc d'ici à dix ans tout le monde aura lu Platon et Aristote. C'est ça qu'ils
sont en train de nous faire avec le discours épique sur la cyberculture, disant
des choses qui sont vraies, des possibilités, des virtualités mais qui ne
correspondent absolument pas à la réalité qui est en train de se passer.
Qu'est-ce qu’il se passe en ce moment dans l’enseignement à distance dans
notre université? Dans cette recherche que nous faisons, on constate qu’il y a
des étudiants qui ne sont jamais entrés sur la plate-forme d'enseignement à distance,
on constate qu’il y a peu de relations entre le Centre d'enseignement à
distance et les pôles locaux, on constate même que lorsque les étudiants
envoient leurs travaux sur la plate-forme d'enseignement à distance, parfois
ils ont copié les uns sur les autres!
Stamelos : un vrai chaos !
Charlot : Ceux qui sont du même pôle, ils ont parfois
copié entre eux. Et pendant ce temps là, il y a des auteurs qui sont en train
de me faire un discours sur la créativité grâce à la cyberculture ! De
plus, qu'est-ce que je vois dans l'enseignement secondaire et primaire ?
Les jeunes utilisent Internet pour faire quoi? Pour apprendre? Rarement !
Ils utilisent Internet pour télécharger de la musique, pour échanger des
messages rapides, parfois pour entrer dans des sites pornos. C'est beaucoup
plus WhatsApp que des articles
scientifiques ! Qu'est-ce qu'ils font quand ils ont un travail à rendre à
leur prof? Ils entrent sur Internet,
oui, mais ils trouvent un texte, ils le copient, ils le collent et ils le
donnent au prof comme étant leur texte à eux. Je suppose qu'on voit la même
chose en Grèce.
Stamelos : Oui, exactement !
Charlot : Il y a cette réalité de l'enseignement à
distance, qui explique l'énorme échec statistique, et en parallèle, il y a le
discours sur la cyberculture qui met en avant des potentialités. Il y a entre
les deux un énorme fossé. Du côté du prof, je ne sais pas - et j'ai peu de
contacts avec Paris 8 en ce moment. Du côté des profs, c'est peut-être une
façon de ne plus avoir d'étudiants.
Stamelos : Oui, mais ça pose un petit problème quand
même.
Charlot : Si, mais c'est un vieux rêve des profs. J'aime
les mathématiques, je veux être prof de mathématiques, le problème c'est qu'il
va falloir supporter les étudiants en mathématiques.
Stamelos : exactement ça !
Charlot : Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne depuis
très, très longtemps? Les profs qui voulaient être profs parce qu'ils aimaient
la discipline, mais ils avaient à supporter les étudiants. Maintenant, grâce à
l'enseignement à distance, à la limite, ils n'ont même plus à supporter les
étudiants ! Sauf que ça, ce n'est pas de l'enseignement à distance. C'est
de la production de cours qui sont donnés à un système qui peut être public,
privé ou quelconque et qui va me mettre sur internet, point final. L'enseignement
à distance est une toute autre chose, avec accompagnement, avec toute une
nouvelle forme pédagogique d'interaction. Sinon ce n'est pas de l'enseignement
à distance, c'est la vente de produits d'enseignement sur un marché dominé par
le souci du bénéfice.
Stamelos : Oui, mais quand même on doit accepter qu’avec
l'enseignement à distance on a un changement important à trois niveaux :
le rapport à l'institution, le rapport entre les étudiants, comme
« communauté d’apprentissage" et le rapport au savoir.
Charlot : Le véritable enseignement à distance crée une
vraie collectivité d’apprentissage. Quant au rapport au savoir, la question
est: pourquoi, quel est l'objectif, la motivation de l'étudiant pour aller vers
une formation à distance ? La réponse actuelle, dans la recherche en cours
de ma doctorante, est que les étudiants ne choisissent pas une nouvelle forme
d'apprendre, ils n'entrent pas dans un nouveau rapport au savoir. Ils
choisissent de ne pas être obligés d'aller aux cours, y compris parce que les
cours sont très loin, parce qu'il faut faire 250 kilomètres en voiture pour
arriver et 250 kilomètres en voiture pour revenir. C'est donc une réponse en
terme d'espace et de temps avant d'être autre chose. La Grèce est un très grand
pays historique mais du point de vue de l'espace ce n'est pas très grand. Ce
n'est pas la Chine, l'Inde ou le Brésil et donc, cette question de l'espace et
du temps s’impose. Il y a des pays qui sont énormes et l'enseignement à
distance est une réponse géographique spatiale, spatio-temporelle. Mais il faut
construire cet enseignement. Quelle est la difficulté? Il y a déjà eu un
enseignement à distance avant, des tentatives avec la télévision par exemple.
Ça n’a pas marché parce que c'est un type d'enseignement qui suppose une autre
façon d'apprendre. Il implique une pédagogie active constructiviste, où
l'étudiant assume sa responsabilité, est capable de s'évaluer avec des
instruments qu'on met à sa disposition, peut entrer dans une interaction avec
un prof tuteur, en interaction avec un groupe, peut envoyer un message disant :
je ne comprends pas ça, ce morceau de texte, quelqu'un peut m'expliquer? C’est
un autre étudiant. Mais ce qu'on voit dans notre recherche, c'est qu'il y a des
étudiants qui pendant un mois n'entrent pas sur la plate-forme, il y en a
d'autres qui entrent seulement de temps en temps. Des étudiants qui entrent
tous les jours, il n’y en a pratiquement pas. En réalité, ce n'est pas de
l'enseignement à distance qui fonctionne, c'est une tentative de construire un
substitut spatiotemporel pédagogiquement presque vide de l'enseignement
traditionnel. Je ne critique pas du tout la possibilité et l'intérêt d'un
enseignement à distance. Ça peut être une des réponses pour le futur. Mais je
dis que, très souvent, ce n'est pas de l'enseignement à distance que l'on fait
actuellement. C'est de "disponibiliser" (en francisant un mot
portugais très pratique...) des produits éducatifs on line, sur Internet. Je n'appelle pas ça de l'enseignement à
distance.
Stamelos : Oui, t’as tout à fait raison. Maintenant,
j'aimerais revenir sur le rapport à l'institution parce que, au fur et à
mesure, on n'a plus besoin d’avoir un local, un espace commun. On comprend que
ça diminue le coût de fonctionnement mais pour l’institution, c’est autre
chose. Ça change.
Charlot : A la limite, oui. Limite parce que, en fait, on
sait aussi que les formes efficaces d'enseignement à distance supposent un
minimum d'enseignement "présentiel".
Stamelos : Oui un minimum. Est-ce que c'est vraiment une
université ou est-ce une « forme universitaire » comme tu disais tout
à l'heure ?
Charlot : C'est plutôt une forme universitaire qui permet
à des étudiants d'obtenir un diplôme. Parce qu’il y a encore une chose dont on
n'a pas encore parlé et qui est pourtant fondamentale. Que veulent les
étudiants, fondamentalement? Ce n'est pas une formation, il y en a qui veulent
une formation, mais la majorité veut avant tout un diplôme. S'il est possible
d'avoir le diplôme au moindre coût de temps et d'énergie, il y a une bonne
partie des étudiants qui vont choisir cette solution, même si une minorité veut
aussi de la formation. Et s'il est possible de vendre un diplôme à ces
étudiants en faisant un bon bénéfice, il va y avoir des gens pour le vendre.
3. L’enseignement
supérieur au Brésil
Stamelos : J'aimerais que l’on insiste sur une
contradiction. Il y a des universités privées bidons mais qui attirent des
étudiants, des étudiants qui s'intéressent juste au diplôme. Mais ce diplôme
doit avoir quand même une valeur, à la limite une valeur minime sur le marché
du travail….
Charlot : Cela renvoie à ce que je disais au début à
propos de la diversification. D'ailleurs, ce ne sont pas, en général, des
universités, ce sont des facultés, sans qu'il y ait un ensemble de facultés constituant une
université. Au Brésil, cela se produit en Droit, parfois en Pédagogie ou en
Administration. C'est beaucoup plus difficile en Médecine ou en Ingénierie, là
où il faut du matériel et des compétences techniquement vérifiables.
Stamelos : Est-ce qu'il y a la possibilité avec ce type
de diplômes de se présenter à des concours nationaux pour entrer dans la
profession, pour faire le maître d'école, par l’exemple ?
Charlot : Oui, si le diplôme est reconnu par le
ministère.
Stamelos : Donc, si on fait une formation universitaire
dans une université privée et on obtient un diplôme, on peut se présenter et
avoir une place dans le système scolaire.
Charlot : …Oui, si le diplôme est reconnu par le
Ministère de l'éducation. Le Ministère de l'éducation évalue de façon régulière
les diplômes et établit les conditions d'enseignement, les normes à propos des
professeurs, du matériel, etc. Chaque année, il dés-accrédite quelques
formations, dont les diplômes ne sont plus reconnus. Mais tant qu'un diplôme
est reconnu par le ministère, il a la même valeur juridique qu'un diplôme de
l'université publique. C'est d'ailleurs aussi un problème de
l'internationalisation. Par exemple, les masters en éducation, qui sont faits
par des Brésiliens en dehors du Brésil, ne sont pas validés. Il y a un
protectionnisme des professeurs pour se protéger de la concurrence étrangère.
Souvent, ils refusent de valider les diplômes qui ont été obtenus à
l'extérieur; pas toujours, mais très souvent. À ce point, on découvre une autre
dimension, le corporatisme et le protectionnisme national, qui peuvent
fonctionner contre les diplômes étrangers. Parfois, il s’agit d'un pur
protectionnisme, car ces diplômes ont été délivrés par de bonnes universités.
D'autres fois, ce sont des diplômes qui viennent d'endroits ou d'institutions
lointaines ou peu connues. Et l'autre cas, c'est celui d'institutions qui
n'ont d'autre objectif que celui de
tirer de l'argent des étudiants. Les cas sont variables et c'est pour cela
aussi que le processus d'évaluation gagne de plus en plus d'importance.
Stamelos: peux-tu m’expliquer un peu plus le système
brésilien ? Ce qui m’a intrigué c’est que les fils de riche vont dans
l’enseignement supérieur public et les fils de la classe moyenne dans le
privé.
Charlot : Je vais t'expliquer ça et c'est aussi
intéressant parce qu’il y a un gouvernement de gauche depuis 2002 au Brésil.
Qu'est-ce qu'il a fait et est-ce que ça vaut la peine, etc.? Premièrement au
Brésil, il y a un concours d'entrée dans les universités. Ce n'est pas comme en
France, je ne sais pas comment c'est en Grèce mais il y a vraiment un concours
d'entrée dans les universités brésiliennes publiques; et même dans les
universités privées payantes il y a un concours d'entrée.
Stamelos: Au niveau national? Y a-t-il un concours au
niveau national ou au niveau institutionnel?
Charlot : Non, au niveau de chaque université. Chaque
université organisait jusqu'à récemment son concours qu'on appelait le
"vestibular", le vestibule. Actuellement, c'est en train de changer
un peu parce que depuis quelques années ils ont développé un examen de fin
d'études d'enseignement secondaire. Il s’agit d’un examen, qui n'est pas un
concours, mais, de plus en plus, les universités utilisent le nombre de points
à cet examen comme forme de sélection, c'est-à-dire comme concours. Ce qui est
important, c'est qu'il y a un concours d'entrée, quelle que soit sa forme. S'y
présentent des élèves qui sortent de l'enseignement secondaire public et
d'autres qui sortent de l'enseignement secondaire privé. Il faut garder en tête
qu’il y a vraiment deux réseaux: l'enseignement privé et l'enseignement public.
Or, les écoles privées sont en général meilleures que les publiques, car les
conditions de travail et de recrutement social dans l'enseignement privé sont
bien meilleures que dans l'enseignement public. Il y a d'ailleurs des profs qui
travaillent dans les deux.
Stamelos : Ah bon, c'est possible?
Charlot : Oui, l'enseignement est encore à mi-temps, bien
qu'il y ait un projet récent d'enseignement en temps intégral. Donc, tu peux
être prof le matin dans l'enseignement public et prof l'après midi dans
l'enseignement privé, où tu gagnes plus d'argent - et où en général tu prépares
plus tes cours, pour ne pas perdre ton emploi. Il y a vraiment deux réseaux.
Donc, qui gagne les places au concours d'entrée des universités publiques?
Massivement, ceux qui sortent de l'école privée. Ils vont faire des études
supérieures gratuites. Qui doit payer des places dans les universités
privées ? Ceux qui sortent de l'école publique et qui très souvent
travaillent dans la journée et vont à l'université payante privée le soir.
C'est paradoxal, c'est un monde à l'envers.
Stamelos : …et toi, t’es où ?
Charlot : Moi, je travaille dans une université publique,
ce qui me permet de faire de la recherche, etc. Mais mes étudiants ne sont pas
les pauvres. Les étudiants les plus pauvres
sont dans l'université privée, qui est d'ailleurs plus importante en
nombre d'étudiants que mon université publique, qui est fédérale. Alors, 85%
des étudiants brésiliens sont ainsi dans des universités privées. Bon, c'est un
résumé; dans les faits, c'est un peu plus complexe. Les plus pauvres ne vont
pas du tout à l'université car souvent ils n'accèdent même pas à la deuxième
partie de l'enseignement secondaire, de type lycée. Et mes étudiant de
Pédagogie de l'université publique sont de classe populaire ou de petite classe
moyenne, alors que les étudiants de Médecine ou de Droit des grandes
universités privées appartiennent aux classes favorisées. À la distinction
entre public et privé, s'ajoutent la diversité de la concurrence selon les
discipline et la plus ou moins grande proximité géographique de telle ou telle
université.
Stamelos: Mais est-ce qu'il y a le pouvoir d'achat pour
payer les frais d'inscription ?
Charlot : Évidemment, les étudiants ont de gros problèmes
pour payer. Donc, qu'est-ce qui s’est passé quand la gauche est arrivée au
pouvoir? Elle a essayé de modifier en partie cette situation. Ce qu'elle a fait
est intéressant parce que cela montre l'efficacité et les limites de
l'efficacité de politiques universitaires de gauche. La gauche au pouvoir a
créé de nouvelles universités publiques et augmenté de plus de 50% le nombre de
places dans les universités publiques. Le ministère a fait aussi un très gros
travail d' « intériorisation » des universités publiques,
c'est-à-dire, création d'antennes de l'université à l'intérieur du territoire
et pas simplement dans la capitale de l'État fédéré ou dans les grandes villes.
Cette question de l'« intériorisation » de l'université, cette
question géographique, est extrêmement importante sur le plan mondial mais on
ne la voit pas bien en Grèce ou en France, parce qu'en France on a toujours une
université publique à moins de 100 kilomètres. Par contre, ici au Brésil, ce
n’était pas le cas. Quand l'université
la plus proche est à 250 kilomètres - 500 kilomètres aller-retour - ça veut
dire que tu dois t'installer dans la ville. Et avoir de l'argent pour y
vivre. Ce qu'a fait l'Etat, également,
critiqué d'ailleurs sur ce point par des syndicats universitaires publics,
c’est de créer un système qui s'appelle "PROUNI" dans lequel les
universités privées acceptent gratuitement des étudiants et en échange l'État
retire des impôts de ces universités. C'est un système qui permet à l'Etat,
d'une certaine façon, d'utiliser des places dans les universités privées en les
achetant avec une réduction d'impôts. Ça a un double avantage. L’avantage du
côté du public, avec l’utilisation des infrastructures existantes. L'avantage
du côté du privé, car comme l'enseignement supérieur privé s'est beaucoup
développé, il y a un moment où des institutions privées ne trouvent plus
d'étudiants parce qu'il n'y en a pas assez qui sortent de l'enseignement
secondaire et qui sont capables de payer. D'une certaine façon, l'Etat achète
des places dans l'enseignement privé. L'Etat a également organisé un système à
l'américaine de crédit, pour les étudiants. Un crédit que les étudiants vont
rembourser après, en dix ans, avec des intérêts très faibles. Mais l'année
dernière, ce dispositif a failli exploser parce que les petites universités ou
les petites facultés ont commencé à recruter des étudiants très faibles qui
allaient payer avec le crédit de l'Etat. C'est encore une façon, à la fois, de
financer le privé à travers l'aide que l'Etat donne aux étudiants pauvres et de
permettre à ces étudiants de faire des études supérieures que, souvent, ils ne
pourraient pas faire sans cette aide. Enfin, l'État a impulsé, et imposé aux universités
publiques, un dispositif de quota. Mais attention, le Brésil est un pays
fédéral, ce n'est pas comme en Grèce ou en France où le ministère décide et
tout le monde applique (en principe...). Dans un État fédéral, comme le Brésil
ou les USA, le ministère donne des bases, et chaque Etat s’adapte, interprète
les orientations fédérales. Mon université réserve 50% des places,
actuellement, à des candidats qui ont fait toutes leurs études dans des écoles
publiques et parmi ces 50% y a encore un quota pour les noirs et pour les
indigènes. Toutes ces politiques valent la peine. C'est un des résultats
positifs du PT, le Parti des Travailleurs, au pouvoir depuis 2002, d'avoir
permis à beaucoup de jeunes d'entrer à l'université et de faire des études
supérieures. Le problème, comme dans d'autres pays, c'est cette extrême
diversification qui fait qu'il y a des moments où on ne sait pas si on peut
encore appeler ça un enseignement universitaire.
Stamelos : Est-ce qu’il y a une politique universitaire
par rapport aux classifications mondiales et est-ce que la société brésilienne
s'intéresse à ces classifications ?
Charlot : La réponse serait plutôt "non". C'est
une question de Grec, de Français ou d'Allemand, ce n'est pas une question de
Brésilien. Pourquoi? L'université de São Paulo, qui est la plus importante
d'Amérique du Sud, doit être entre la 100ème et la 120ème
position dans la classification de
Shanghai. C'est une université publique qui dépend de l'Etat de São Paulo, ce
n'est pas une université fédérale. Il n'y a pas un pouvoir central fort qui
détermine une politique pour toutes les universités et se préoccupe de leur
position dans les classifications internationales. Et quand la première
université brésilienne est en 100ème ou 120ème position, tu ne te passionnes
pas pour la classification de Shanghai, même si tu sais qu'elle existe.
Stamelos : Est-ce que vous avez un questionnaire
d'évaluation de l'enseignement?
Charlot: De l'enseignant ou de l'enseignement?
Stamelos : En Grèce on dit « enseignant », mais
en France, on dit « enseignement » !
Charlot : De nouveau il faut rappeler que beaucoup
d'universités sont privées et que, entre les universités publiques, un bon
nombre sont "estaduales", et dépendent financièrement de l'État fédéré et non de l'État. Le
fonctionnement de chaque université a donc une forte autonomie pédagogique. Y
compris quand ce sont des universités fédérales -comme celle où je travaille-
elles ont le pouvoir de décider toutes seules de leur évaluation. Dans mon
université, nous sommes notés par nos étudiants, au niveau licence (pas en 3ème
cycle...). Je ne me plains pas personnellement, ils me donnent une bonne note,
mais l'expérience et l'observation m'ont aidé à prendre beaucoup de distance
vis-à-vis de ce système de notation. D'abord, parce que les étudiants,
globalement, te mettent la note que toi tu leur donnes! Si t’es un prof très
sévère, ils te donnent une sale note, par vengeance... Ensuite, il n’y a rien
de qualitatif dans cette évaluation, c'est une note globale. Je suis en faveur
d'une évaluation qualitative de l'enseignement, qui serait intéressante et
pourrait aider à améliorer la formation. Mais les notes globales, ça correspond
à ce que nous critiquons dans nos cours! Nous expliquons aux étudiants qu'il y
a l'évaluation sommative, qui consiste à donner une seule note pour tout,
une note qui représenterait la valeur de
la personne, qu'il faut en terminer avec
ça, qu'il faut faire une évaluation formative, diagnostique, régulatrice etc.
Et quand la fac organise une évaluation des profs c'est exactement le même type
d'évaluation sommative que nous critiquons dans nos cours! C'est une contradiction de plus...
(Transcription Evangelakou Panagiota, Mise en
forme: Evangelakou Panagiota – Stamelos Georgios).
Bernard
Charlot
Licencié en Philosophie. Docteur
d'État en Lettres et Sciences humaines (Université Paris X). Professeur émérite
en Sciences de l'éducation de l'Université Paris 8. Depuis 2003, vit au Brésil,
où il est Professeur invité à l'Université Fédérale de Sergipe. Professeur
invité à l'Université de Porto, au Portugal. A écrit 14 livres, en français ou
portugais, organisé 8 autres livres, publié plus de 50 chapitres dans d'autres
livres, ainsi que de nombreux articles et rapports de recherche. Ses livres et
articles ont été publiés ou traduits dans 18 pays. Son principal sujet de
recherche est la question du rapport au savoir. A été Consultant de
l'UNESCO-Brésil, Président de l'Association française des enseignants et
chercheurs en éducation (AECSE). Il est membre du Comité international du Forum
mondial sur l'éducation de Porto Alegre, dont il est l'un des fondateurs, et
membre de nombreux Conseils de revues. A dirigé des dizaines de masters et
doctorats (France, Brésil, Argentine) et supervisé plusieurs post-doctorats
(France et Brésil).
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